Elena Ghica est née le 22 janvier / 3
février 1828 à Bucarest dans la maison familiale
située sur les rives de la Dambovita (la rivière
qui traverse la ville) et était la première d'une
future fratrie de 6 enfants.
C'était une période
de grands bouleversements politiques tant en Europe (entre les
événements de 1821 et les révolutions de
1848) que dans les Principautés Roumaines (la fin des phanariotes,
l'époque du Règlement Organique et les luttes d'influence
entre les Russes et les Turcs).
Son père, Marele Ban
Mihai Ghica (1794-1850), fils du Mare Ban Dimitrie et
de Elena Razu, était le frère des deux des dix Princes
Régnants de la famille: Grigore IV Ghika Voda (le 8e -
Valachie 1822-1828) et Alexandru II Ghika Voda (le 9e - Valachie
1834-1842). Homme politique avec de hautes dignités sous
le règne de ses deux frères, cultivé, amateur
de littérature et peinture, archéologue, collectionneur
d'objets d'art et d'antiquités, numismate, Membre de la
Société d'Histoire et d'Archéologie de Odessa
(1842), Mihai Ghica a été le fondateur du Musée
National de Bucarest. En parlant de sa maison, héritée
de son père, une des plus grandes de Bucarest, Cesar Bolliac
(écrivain, politicien, archéologue – ami de
Mihai Ghica) disait en 1873: "Le palais de famille de
Mihalache Ghica était un vrai musée d'antiquités
ramassées dans le pays, sa galerie de peinture et sculpture
était citée par les divers Européens et sa
bibliothèque, riche en manuscrits, était immense".
Sa mère, Ecaterina (Catinca)
née Faca (1809-1853), femme également intelligente
et cultivée, était la sœur de Constantin Faca
(1800-1845), l'auteur (1833) de Les Francisées,
une pièce de théâtre très connue à
l'époque. Très intéressée par la peinture,
la littérature et la musique, Catinca Faca a traduit en
roumain (1839) le livre De l'éducation des enfants
de Mme. Campan (fondatrice d'un pensionnat de jeunes filles à
Saint-Germain en Laye et personnage très connu à
la cour de Napoléon), en étant la première
femme roumaine traductrice et publiciste. Avec une belle voix,
Cesar Bolliac disait qu'elle avait "une voix d'ange"
et Eliade Radulescu lui a dédié la poésie
La voix (plus tard il écrira aussi pour sa fille
la poésie Elena). Très influente à
la cour de son beau-frère Alexandru, M Colson, le consul
anglais à Bucarest, la nommait l'intelligente belle-fille
de Voda.
C'est dans ce milieu de culture
(sans oublier sa bonne anglaise, le percepteur français
J.-A Vaillant et le professeur grec Georges Papadopoulos) et dans
la maison que son père a transformée dans un "vrai"
petit musée personnel que Elena a passé ses premières
14 années de sa vie et a reçu les bases de son éducation
intellectuelle.
En 1842 Alexandru Ghica Voda, l'oncle
de Elena, remplacé par les turcs sur le trône de
Valachie avec Gheorghe Bibescu Voda, s'exila à Vienne.
Son frère Mihai a quitté aussi le pays avec toute
sa famille pour Vienne, Berlin, Dresde, Venise. Ce périple
a duré sept ans (avec une courte interruption de quelques
mois en 1846) durant lesquels Elena n'a fait que étudier:
elle a apprit la musique et la peinture (pour lesquels il paraît
qu'elle avait un réel talent), a étudié l'histoire,
la littérature, la religion, les sciences humaines et s'est
perfectionné dans les langues. Elle a déjà
traduit l'Iliade de grec en allemand et le même
Cesar Bolliac nous dit que dans sa collection de tableaux il a
un tableau signé Elena Ghica 1844. C'est aussi
durant ces voyages qu'elle a rencontré a Berlin son mentor,
Alexander von Humboldt (1769-1859).
Concernant cette période,
dans le chapitre consacré à Dora d'Istria
de ses Portraits cosmopolites (Paris 1870), Charles Yriarte
(le Marquis de Villemer) raconte la rencontre de la jeune Elena
Ghica avec Frédéric-Guillaume, le Roi de Prusse
(1840-1861): "…Nous sommes à Sans-Souci
(le fameux château de Postdam – n.a.), dans
l'un de ces petits salons circulaires … où …
le prince vient de recevoir une série de caisses contenant
des sculptures antiques et des vases trouvés dans des fouilles.
C'est une fête pour un souverain artiste. On a convié
le vieux Rauch, le grand statuaire berlinois et M. de Humboldt,
aussi passionné pour l'archéologie que pour les
sciences naturelles…Le roi entre suivi d'un beau vieillard
au bras duquel s'appuient deux fraîches jeunes filles, dans
la fleur de l'âge et de la beauté…"
En regardant "…un bas-relief qui porte une inscription
grecque… le roi prie l'auteur des «Tableaux de la
nature» d'expliquer ces caractères. M. de Humboldt…
va droit à l'une des jeune filles et s'excuse galamment
de ne point essayer de traduire en face d'une grande helléniste:
-Allons, mademoiselle,
… c'est à vous qu'il appartient de faire parler l'oracle.
Et la belle jeune fille, émue et rougissante, explique
couramment l'inscription et la commente … Frédéric-Guillaume
complimente la belle étrangère et demande au savant
qui est cette inspirée qui fait parler les marbres…"
Celle qui faisait parler les
marbres était Elena Ghica. Les deux fraîches
jeunes filles étaient Elena Ghica et sa sœur
Olga, de 4 ans sa cadette et le beau vieillard était
leur père Mihai Ghica (décédé en 1850).
L'exile volontaire se termine en
1949 et la famille rentre à Bucarest. Elena Ghica a 21
ans. C'est l'année quand Bibescu Voda perd le trône
sous la pression des révolutionnaires de 1848 et quand
les russes et les turcs utilisent ce prétexte pour envoyer
leur troupes d'occupation en Valachie. Après la Convention
de Balta-Liman (avril 1849), les turcs quittent le pays mais les
troupes russes y restent. Et c'est dans ce contexte qu'elle rencontre
un jeune lieutenant russe, Alexander Kolzoff-Massalski, prince
de surcroît et qui fait une demande en mariage en bonne
et due forme. Descendant des Rurikides (de la branche Tchernigov
des Princes de Kiev – "les Rurikovitsch"
comme elle dira plus tard), les fondateurs de la lignée
des tsars, on ne sait pas si c'est grâce à son illustre
ascendance ou à des vrais sentiments qu'il reçoit
une réponse affirmative a sa demande ("…un
mariage malheureux, qu'elle n'a jamais rompu, tout en n'ayant
rien de commun avec un mari de mentalité inférieure
…"- N. Iorga, 1932).
Le couple s'installe à St.
Petersburg où Elena Ghica-Kolzoff-Massalski, en dehors
de ses occupations mondaines, lit beaucoup, commence à
écrire et s'adonne à ses préoccupations artistiques:
musique et peinture. Elle aurait même exposé deux
paysages à l'Académie Impériale de St. Petersburg
qui lui ont valu une médaille du jury (1854).
Mais l'histoire suit son cours
et en 1853 commence la guerre de Crimée, les turcs alliés
aux français essayent de contenir les visions hégémoniques
de la Russie sur l'Orient et la Méditerranée. Après
la chute de Sébastopol et le Traité de Paris (mars
1856), les Principautés Roumaines sortent du protectorat
russe.
Durant ce conflit, la Princesse
Elena Ghica-Massalski a choisi son camp: intellectuelle roumaine
avec une culture occidentale, elle ne cachait pas ses sentiments
pour la libération des Principautés (et des peuples
en général) et contre l'impérialisme tsariste.
Elle "…se sent mal à l'aise sous le régime
autocratique alors en vigueur…" (Charles Yriarte,
1870), ses prises de positions progressistes n'étaient,
évidemment, pas appréciées par les russes
et après une série d'avertissements elle a été
obligée de quitter la Russie: "… dès
l'année suivante (1855 n.a.), son mari étant
mort, elle quittait un monde qui ne pouvait que déplaire
à un esprit aussi original et aussi libre que le sien…".(N.
Iorga - 1932).
En 1855 Elena Ghica a 27 ans. En
quittant la Russie, elle s'établi d'abord en Suisse et
dans la même année 1855 elle publie son premier ouvrage
(évidemment commencé déjà à
St Petersburg): La vie monastique dans l'église orientale
(une 2e éd. plus complète sera publiée en
1858) signé: Dora d'Istria. En
essayant de comprendre ce pseudonyme, on peut le traduire "Amour
de Istria": en roumain dor = amour, désir, mal
d'un pays, d'un endroit, d'une personne et Istria
est le nom romain du Danube (Ister) ainsi que le nom d'une antique
localité de Roumanie (occupée par les romains au
1er s.) située sur les bords du lac Sinoe, entre le delta
du Danube et Constantza – ancien Tomis (c'est peut-être
cette proximité Istria-Constantza qui a poussé certains
esprits "récupérateurs" de contester les
racines roumaines de Dora d'Istria en "déplaçant"
son lieu de naissance de Bucarest, la capitale de la Valachie,
à Constantza). Il faut rappeler aussi qu'en roumain, le
Danube (Istria) = Dunare d'où le titre de l'excellent
article de Liviu Bordas: Dor de Dunare si alte nostalgii cosmopolite
(2008) ce qui peut donner en français: "Dora d'Istria
et d'autres nostalgies cosmopolites". Ayant tout compris,
G. Vapereau dans son Année Littéraire de
1860, dans ses commentaires sur Les Femmes en Orient
qui venait d'apparaître, présente l'auteur de l'ouvrage:
"…princesse Hélène Ghika, connue
sous le pseudonyme patriotique de Dora d'Istria…".
Et dans le même ouvrage Dora
d'Istria donne sa définition: "…le sentiment
que les roumains nomment «doru», sentiment de mélancolie
indéfinissable, qui, si l'on croit le peuple, fait mourir
celui qui en est atteint" (Les femmes en Orient,
vol. I. p.30)
Entre 1855 et 1860 elle voyage
beaucoup, on la retrouve en Suisse, Grèce, France, Belgique,
Allemagne, Italie et, en même temps, elle lit et écrit
beaucoup.
En Suisse elle séjourne
à Aarau (Suisse allemande), à Lugano (Suisse italienne)
et à Veytaux (Suisse romande). Le 11 juin 1855 elle établi
l'exploit d'être la première femme à tenter
l'ascension du mont Mönch dans les Alpes Suisses (dans l'Oberland
Bernois), "…et plante hardiment au sommet de ce
pic immaculé le drapeau blanc jaune et bleu où le
nom de la Valachie, son pays aimé, est brodé en
lettres d'or…" (Charles Yriarte, 1870)
Et, "…même
si elle aurait pu briller dans la haute société
de n'importe quelle des capitales européennes, et même
plus qu'à St. Petersburg, elle a choisi de se retirer dans
les stations alpines de Suisse…".(Liviu Bordas,
2009). Les contemporains qui l'ont rencontrée dans cette
période la décrivent en menant une vie simple, presque
austère mais en aidant les pauvres (Frederika Bremer, écrivaine
suédoise, 1863), avec un habillement modeste, mais d'un
cœur généreux (Giorgio Asproni, 1856) et concernant
son séjour à Veytaux: "… dans le
village même…, chambres au soleil, mais modestement
meublées (lits rustiques)…" (Ermiona Asachi,
1865). Dans une lettre datée 4 janvier 1859 à Veytaux
et adressée à son frère Gheorghe (publiée
par Georgeta Penelea Filitti en Biblos, Iasi, 2000) tout en utilisant
le terme de "ma sauvagerie" en se référant
à ses conditions de vie, elle lui dit: "…j’ai
fait un petit arbre de Noël fort modeste pour les petits
enfants du village …".
Mais la même Frederika Bremer,
la rencontrant à Athènes en 1860, note que l'étude
et le travail semble être ses seules passions, son plaisir
suprême et la baronne Olimpia Savio qui la fréquentait
lors de son séjour à Torino (1869-1870) précise
qu'elle se levait à 4 heures du matin pour se mettre au
travail.
Dès 1860 Dora d'Istria reste
en Italie: Torino, Genova, Pegli, La Spezia, Rapallo et c'est
en Italie qu'elle rencontre Angelo de Gubernatis (1840-1913),
orientaliste et ethnographe, et Paolo Mantegazza (1831-1910),
anthropologue, professeurs à Istituto di Studi Superiori
de Florence – admirateurs et amis.
En 1870 Dora d'Istria s'installe
définitivement à Florence, rue Leonardo da Vinci,
dans une villa (achetée chez les de Gubernatis) qu'elle
nome "Villa d'Istria". En Italie, mise à part
l'écriture qui reste sa principale activité, elle
prend, avec des noms connus de l'époque, des leçons
de canto avec il Ronconi, il Cicarelli ou Fanny Persiani et de
peinture avec Kauffman et Felice Schiavoni (qui lui a fait aussi
le portrait) et compte parmi ses amis le sculpteur toscane Giovani
Dupré (1817-1882) qui lui a réalisé un buste.
Mais ce n'est pas son buste qu'elle va installer au centre de
son jardin mais celui de son chien adoré, appelé
Brahma, buste réalisé à sa demande
par le sculpteur génois Tassara et installé sur
un socle gravé avec les vers (qui lui étaient dédiés)
du poète français Emile Sigogne traduits en italien
par T. Cannizzaro. C'est à cause du même Brahma
qu'elle a dû renoncer à un voyage en Inde organisé
en 1885 par son ami Angelo de Gubernatis: celui-ci n'a pas apprécié
qu'elle "…osa donner à son chien aimé
le nom de Brahma, de la divinité la plus spiritualiste
de l'Inde…" et a refusé d'accepter qu'elle
soit accompagnée par son chien. Dans une lettre de 1885
adressée à Don Pedro II, l'empereur du Brésil,
en commentant l'arrivée au Brésil du Dr. Pasteur,
elle se confie: "…J'ai été particulièrement
intéressée par les découvertes concernant
cette terrible maladie qu'est la rage, à cause de mon chien,
Brahma, pour lequel j'ai sacrifié mon voyage en Inde, voyage
que d'ailleurs j'aurais effectué avec un grand plaisir…"
Concernant d'autres voyages après
1870, on sait qu'elle a été en Roumanie en 1875-1876,
à quelle occasion elle a reçu la médaille
Bene merenti d'or, 1ère classe confiée
par le Principele Carol pour ses "remarquables
mérites littéraires" (Monitorul Oficial,
4/16 mai 1876).
Elena Ghica, Dora d'Istria, est
décédée à Florence le 17 novembre
1888. Selon ses vœux elle a été incinérée
et l'urne avec ses cendres se trouve au cimetière de Florence.
Son œuvre
Par ses écrits, Dora d'Istria,
"…cette femme, d'une rare orientation littéraire,
d'une grande facilité d'écrivain, d'une curiosité
toujours en éveil et d'un dévouement infatigable
pour les causes les plus nobles, nationales et sociales,…"
(N. Iorga, 1932), a appartenu plus au monde qu'au pays de son
naissance.
"L'éducation qu'elle
a reçu n'a été ni française, ni roumaine,
ni russe, ni allemande; elle a assimilé le meilleur de
chaque école…en alternant les leçons du professeur
…avec le voyage et l'observation de la société
par ses propres yeux…C'est pourquoi tant de littératures
–la française, la grecque, la roumaine, l' italienne
–revendiquent l'œuvre de Dora d'Istria, qui est sans
aucun doute le plus cosmopolite des écrivains et penseurs
modernes" (Paolo Mantegazza, 1887).
"Même si elle a écrit
plus que toute autre femme, je dirais plus que tout autre écrivain,
pour la cause des nations, en plaidant tantôt les droits
des roumains, tantôt ceux des serbes, des grecques, albanais,
hongrois ou italiens, elle ne voulait appartenir à aucune
nations en particulier, en sentant qu'elle appartient à
tous et qu'elle sympathisait avec toutes les formes d'indépendance
humaine, devant les lois, préjugés, barrières
sociales, devant la vie et devant la mort." (Angelo
de Gubernatis, 1889)
"Dora d'Istria a fait connaître
à l'Occident les vieilles ethnies et civilisations de l'Orient
et à l'Orient les grandes nations de l'Occident"
(A. de Gubernatis, Rivista Contemporanea, Torino, 1869).
La première des trois décennies
d'activité littéraire a été la plus
féconde surtout dans la qualité des ouvrages. Les
5 livres qu'elle a publiés: La vie monastique
(1855-1858), La Suisse allemande (4 vol.-1856), Les
femmes en Orient (2 vol. 1859-1860), Excursions en Roumélie
et en Morée (2 vol. 1863) et Des femmes par une
femme (2 vol. 1865) "…lui ont porté
le nom à un niveau de célébrité qui
n'a pas pu être ni diminué ni dépassé
par ses écrits ultérieurs." (Liviu Bordas,
2009) – (tous ces 11 volumes sont attachés en format
.pdf au présent document – n.a.).
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1855/1858 |
1856 |
1859-1860 |
1863 |
1865 |
Et le sujet qui a fait peut-être
couler le plus d'encre est la polémique anticléricale
soulevée dans les deux premiers titres, d'autant plus qu'on
est au milieu du XIXe siècle et que c'est une femme qui
a fait le premier pas. Il faut préciser que Dora d'Istria
n'était pas contre les religions (elle a toujours affirmé
son appartenance à l'église orthodoxe et elle était
fière de l'être), mais elle s'insurgeait contre l'institution
cléricale, contre le monachisme soit-il ultramontain ou
byzantin. "Quoique j'ai vu le jour dans une église
complètement asservie à la domination des moines,
je me suis, dans cet ouvrage, rangée du côté
de leurs adversaires, dont les doctrines me semblent plus conformes
à l'Evangile, à la saine philosophie, aux véritables
intérêts du genre humain. J'ai sacrifié à
l'évidence de la vérité les préjugés
et les sympathies de ma jeunesse" ( La vie monastique
…, p. IX-X). Evidement, elle fait allusion au poids
de l'église grecque (les écoles, les monastères)
dans les Principautés Roumaines: après de siècles
de spoliation, au milieu du XIXe s. environ 25% du territoire
de la Roumanie était en possession des écoles grecques,
des monastères du Mont Athos et du Saint Sépulcre
en tant que "biens dédiés". Ce n'est qu'en
1863 (5 années après l'apparition de la 2e édition
de son livre) que le gouvernement roumain anationalisé
tous ces biens et a interdit l'utilisation du grec dans les écoles
et comme langue liturgique dans l'ensemble des monastères
de Roumanie.
Un autre thème dans les
œuvres de Dora d'Istria a été le problème
des nations, leur émancipation et leur indépendance,
plus particulièrement, évidements, les nations des
Balkans dans le contexte historique de l'époque: le déclin
de l'empire Ottoman, la guerre d'indépendance grecque de
1821, le vent révolutionnaire de 1848. Si dans les Principautés
Roumaines l'émancipation était en cours (l'avènement
en 1822 du premier Prince autochtone non phanariote – Grigore
D. Ghika, l'oncle de Dora d'Istria,- l'Union des deux Principautés
en 1859 qui préfigurait l'Indépendance de 1877),
pour les autres peuples des Balkans qui étaient encore
sous occupation ottomane ce n'était pas du tout le cas.
Après ses articles sur la nationalité roumaine (1859),
hellénique (1860) et serbe (1865), Dora d'Istria publie
en 1866 son article La nationalité albanaise d'après
les chants populaires. Mais, contrairement aux autres traductions
de ses articles, la publication en 1867 de la traduction de cet
article en albanais par Demetrio Camarda (éditeur nationaliste
albanais) "…était accompagnée d'un
poème au contenu révolutionnaire, composé
par un "Albanais" s'adressant à ses compatriotes,
les poussant à se soulever [contre les turcs]…."
(Nathalie Clayer, Origines du nationalisme albanais,
éd. Karthala, Paris, 2007, p.209). Et c'est ainsi que Dora
d'Istria s'est fait connaître dans les milieux nationalistes
albanais qui n'ont pas hésité de se servir de son
nom pour leur cause. Situation qu'elle a acceptée, entretenue
et développée par ses écrits (plus particulièrement
par sa correspondance) et par ses liens avec ce milieu dont Camarda,
l'italo-albanais Girolamo de Rada et Thimi Mitko, albanais établi
en Egypte. Et après sept années, en 1873 elle publie
Gli Albanesi in Rumenia. Storia dei principi Ghica…ou
elle avance, contrairement aux opinions des historiens de l'époque,
les origines albanaises du premier Ghica.
Il faut préciser que les
sources historiques indiquent que le premier Ghika était
Gheorghe Ghika Voda dit "le Vieux" (l'existence
de son père Matei n'étant pas prouvée), qu'il
était aroumain, originaire de Zagoria en Macédoine
et qu'il est parti de Macédoine pour le Phanar. "L'ancêtre
Gheorghe … originaire de Zagoria … parlait sans aucun
doute, outre l'albanais, le grec et le roumain, comme tant d'habitants
de cette région à population mêlée
… C'est au XIXe siècle que la princesse Massalski,
née Ghica, accrédita dans ses ouvrages la version
de l'origine albanaise de ses ancêtres" (Mihai
Dim. Sturdza – Grande familles de Grèce, d'Albanie
et de Constantinople, Paris 1999, p. 297).
C'est ainsi (et aussi, dans la
foulée, les "revendications" de Albert Ghyka
vers 1912) que l'historiographie albanaise a adopté Dora
d'Istria et, avec, toute la famille Ghica comme étant "les
Albanais de Roumanie" (rebaptisés Gjika!) et en croire
Historia e Shqiperise, Tirana, 1957, les Principautés
Roumaines ont été dirigés durant deux siècles
par … une famille albanaise ! Mais ces allégations
"… d'une petite nation abandonnée par l'histoire
ne produiraient que des sourires si elles ne seraient reprises
par des publications occidentales avec une plus sérieuse
réputation académique." (Liviu Bordas,
Dor de Dunare si alte nostalgii cosmopolite, Bucarest,
2008 - voir plus loin les Mystifications).
La condition des femmes est aussi
un sujet qu'on trouve souvent chez Dora d'Istria. Que ce soit
dans le cadre de ses réflexions sur le poids de l'église
ou sur l'institution du mariage, que ce soit les femmes de l'orient
ou de l'occident, l'idée qui prédomine est le vrai
rôle de la femme dans la société, l'émancipation,
le changement radical des préjugés. Dans la Dédicace
– A mon vénéré Maitre, Monsieur G.-G.
Pappadopoulos. du premier volume de Les femme en Orient
(1859) elle écrit: "…On répète
sur tous le tons avec le comte Joseph de Maistre [1753-1821
– philosophe, fervent défenseur du catholicisme occidental
– n.a.] qu'elle [l'église orientale]
n'a rien fait pour améliorer la condition des femmes et
pour défendre leur dignité contre les prétentions
de la force brutale … Si l'on met en regard une Anglaise
et une Grecque, une Hollandaise et une Roumaine, on trouvera sans
doute que nos pères n'ont laissé à leurs
compagnes qu'une part d'action et d'influence trop peu considérable
..." Par ses positions, par ses "… plaidoyers
pour les droits de la femme…" (N. Iorga, 1932),
Dora d'Istria peut-être considérée comme une
vraie activiste féministe.
En ce qui concerne l'orientalisme
et l'ethnologie, "…même si elle a consacré
beaucoup de temps et nombreux écrits à l'Orient
et à l'ethnologie, Dora d'Istria ne peut pas être
considérée une orientaliste ou une ethnologue dans
le sens académique du terme" (Liviu Bordas, 2005)
La source pour ses nombreux écrits sur le folklore, la
littérature populaire, le statut de la femme et des religions
dans les diverses sociétés de l'Occident et de l'Orient,
de l'Europe et de l'Asie, y compris l'hindouisme et le bouddhisme,
réside principalement dans sa culture et sa remarquable
érudition, illustrées par la très riche bibliographie
qu'elle cite dans ses ouvrages.
On ne sait pas si elle a fait des
voyages en Asie. On sait que deux voyages prévus en Inde
ont échoué (en 1882 à cause d'une épidémie
de choléra et celui de 1885) et que "…certains
auteurs anciens affirment qu'elle aurait voyagé en Asie
Centrale et en Iran, ce que je n'ai pas pu vérifier jusqu'à
présent. Mai le plus probable est que les premières
ouvertures vers l'Orient les eût reçu même
à la maison, de son père, le ban Mihalache Ghica,
… passionné d'antiquités … et ouvert
vers l'orientalisme…" (Liviu Bordas, 2005).
La collaboration avec de Gubernatis
a favorisé l'accès de Dora d'Istria dans le cercle
des orientalistes et lui a permis de faciliter aussi la collaboration
avec des intellectuels roumains comme B.P. Hasdeu, V.A.Urechia,
Al. Odobescu ou Gr. Tocilescu . C'est aussi elle qui a présenté
à de Gubernatis le comte Transylvain Géza Kuun (1838-1905),
le fondateur de la Société Archéologique
de Deva (c'est lui qui a dirigé les fouilles de Sarmiségétuza
1881-1883).
En ce qui concerne ses idées
politiques, elles sont restées dans le stade d'idées:
"…en politique, développement de l'idée
nationale joint à un libéralisme dont les hardiesses
causèrent une sorte de scandale à Saint-Petersbourg…"
(G. Vapereau, 1858). Elle n'a pas fait de politique et était
étrangère à tout radicalisme politique. Par
son libéralisme, que ce soit relatif aux nations, aux femmes
ou à la pensée en général, Dora d'Istria
était une démocrate. Démocrate mais pas socialiste,
démocrate mais pas républicaine. Adepte d'une monarchie
constitutionnelle, elle n'a pas apprécié l'avènement
des Cuza et des Hohenzollern: elle aurait aimé voir un
Ghika conduisant la Roumanie sur la voie du modernisme. Elle était
d'ailleurs convaincue que le fait de ne pas être publiée
en Roumanie était dû à la "dynastie germanique".
Est-ce qu'elle a été
aussi une visionnaire ? Nicolae Iorga disait en 1932: "…Il
y avait dans cette femme, pendant longtemps jeune et belle, admirée
et courtisée, l'étoffe d'un prêcheur et d'un
apôtre…" Ainsi, dans la "Dédicace
- A un poète" (datée: " Au fond
des Alpes, 9 juin 1855") à l'introduction de
son ouvrage La vie monastique dans l'église orientale,
(p.5-6) Dora d'Istria écrit: "Savez-vous encore
quel est l'écueil contre lequel je crains que nous ne tombions
tous? Ne peut-il pas venir un jour, où ces âmes orientales,
ardentes, avides d'un mysticisme poétique, se trouvant
vis-à-vis d'une religion sans force et sans vie, ne se
détournent avec dégoût, et n'acceptent la
première utopie qu'on leur présentera sous des formes
saisissantes? Voilà ce que je prévois, ce que je
redoute pardessus tout.". C'était il y a 150
ans!
Contrairement à ce qu'on
croyait et on croit parfois encore, elle n'a écrit qu'en
français. Les livres ou articles qu'on trouve en grec,
italien ou anglais sont, sans exception, traductions
d'après ses manuscrits (Liviu Bordas, 2008). Même
les trois lettres adressées à son frère en
Roumanie (publiées par Georgeta Penelea-Filitti, 2008)
sont rédigées en français. Nombreux ont été
les contemporains roumains qui espéraient et attendaient
des œuvres écrits en roumain. Ils ont été
déçus, et les critiques n'ont pas manqué;
et elle en était consciente. Dans une lettre datée
11 août 1874 (citée par Liviu Bordas, 2008), elle
écrit à Angelo de Gubernatis en se référant
à Eliade Radulescu: "Il a dû publier en
français une partie de ses ouvrages, «manquant évidemment
de patriotisme» en se servant d'une langue étrangère.
Il aurait sans doute mieux valu que, comme les pédants
qui le critiquaient, il n'écrivit dans aucune langue!".
Mais ceux qui acceptaient son choix
(George Baritiu -1873, Iosif Vulcan -1888 et même Nicolae
Iorga -1932) avaient aussi leurs arguments: en écrivant
en français, langue presque universelle à l'époque,
surtout en Europe, elle a fait connaître sa nation au monde
entier: "… elle a eu l'heureuse inspiration de
commencer à écrire dans une langue universelle comprise
partout …" (Radu Ionescu, 1861). En plus, en traitant
des sujets toujours presque universels, si variés et concernant
des nations si diverses, Dora d'Istria a occupé une place
et à un niveau où les intellectuels roumains étaient
peu ou pas connus. Ce n'est qu'après de décennies
qu'on trouve des noms comme Elena Vacarescu (1864-1947), Anna
de Noailles (1876-1933) ou Martha Bibescu (1889-1973) pour s'affirmer
sur plan européen et avec leur écrits toujours en
français.
Même avec cette controverse,
l'esprit patriotique de Dora d'Istria n'a jamais été
contesté: après le choix de son pseudonyme et "la
séquence" avec le drapeau Valaque sur le mont Mönch
de Suisse, dans son premier ouvrage écrit en Occident,
La Suisse allemande (1856) et dédié "A
mes frères roumains" on trouve sa profession
de foi: "L'amour de la patrie m'a guidé et m'a
soutenu. La liberté, le bonheur de mon pays: voilà
les préoccupations qui rempliront désormais toute
ma vie. Eloignée par le sort, depuis mon enfance, des bords
chéris de ma Dambovitza, je n'ai jamais cessé d'appartenir
à la terre natale, dont les destinées étaient
l'objet des mes constantes méditations. Tous mes rêves
ont été pour elle, toutes les routes que j'ai engagées,
toutes les souffrances auxquelles j'ai résisté n'ont
eu qu'une seule cause: un ardent patriotisme, auquel je ne renoncerai
qu'avec la vie. Lutter pour mon pays m'était aussi doux
qu'aux premiers martyrs de combattre pour la sainte cause de l'Evangile."
Son patriotisme est aussi présent
quand elle milite pour l'unité du peuple roumain et du
pays: dans La propaganda austro-romana nei Principati Danubiani
(1856) elle attaque l'opposition de l'Empire austro-hongrois à
l'union des Principautés et en 1859, dans Les femmes
en Orient (1859, vol. I, p.10), concernant la Transylvanie
elle écrit: "…Cette province autrefois habitée
par les seuls Roumains l'est aujourd'hui par les Magyars, les
Seklers, les Saxons et les Roumains; mais ces derniers forment
l'immense majorité de la population puisqu'ils sont 2.000.000
sur 2.600.000 habitants. …Tout Roumain de Transylvanie qui
conserve ses croyances, reste Roumain malgré toutes les
tentatives qu'on entreprendra pour lui faire oublier ses origines…Voilà
ce qui explique l'ardeur avec laquelle les Césars de Vienne
ont travaillé à la propagation des doctrines de
la papauté parmi les Roumains de Transylvanie,… "
et son livre Excursions en Roumélie et en Morée
(1863) est dédié "A la mémoire de
Grégoire III Ghika, Prince de Moldavie qui aima mieux sacrifier
son trône et sa vie que de livrer la Bukovine à l'absolutisme
autrichien et dont le souvenir et le martyre resteront chers aux
fils des vétérans de Trajan tant que subsistera
la nationalité roumaine"
Ses écrits
Il est difficile de présenter
une bibliographie complète des œuvres de Dora d'Istria:
durant une bonne trentaine d'années elle n'a fait que écrire.
Déjà en 1870, et on n'est qu'au milieu de cette
période, dans ses Portraits Cosmopolites, Charles
Yriarte dit: "…elle entasse notes sur notes, volumes
sur volumes, … c'est une curieuse encyclopédie …
l'œuvre entière comprend trente volumes, et le dernier
de tous, au dire de Deschanel, suffirait à établir
la réputation littéraire d'un homme …"
(il s'agit de Des Femmes par une femme qui venait
d'apparaître – et Emile Deschanel était le
critique littéraire le plus apprécié - n.a.)…"…Je
cherche vainement un coin inexploré, Dora d'Istria a tout
lu et tout annoté; elle parle correctement neuf langues
et les écrit avec une grande élégance. Parisienne
comme Gavarni, Italienne comme Belgiojoso, Espagnole comme Larra,
Allemande comme Gœthe, Russe comme Poutschkine, Valaque comme
une Ghika, Grecque comme Botzaris du lord Byron, elle est un des
plus curieux exemples de ce que peut une nature bien douée.
Le talent lui donne de grandes lettres de naturalisation.
L'Allemagne la sait la pupille du grand de Humboldt, et reporte
sur elle un peu de la tendresse qu'elle prodigue à ce monumental
vieillard. La société russe se souvient qu'elle
est princesse et qu'elle lui est attachée par des liens
étroits. L'Italie nouvelle lui sait gré de ses tendances
libérales et lui est reconnaissante de la choisir au milieu
de tant de pays divers qui l'appellent comme une seconde patrie.
Les Laconiens, les Étoliens, la voyant traverser leurs
montagnes à cheval pour interroger les marbres et demander
à l'antiquité ses secrets, croient voir en elle
une fille de Sparte. Athènes la nomme membre de l'Institut,
et cette grande cosmopolite, qui s'inquiète des destinées
des peuples et chante sans cesse la liberté, se fait le
chevalier errant de l'indépendance des chrétiens
d'Orient, des Valaques et des Hellènes…".
Dora d'Istria a publié dans
la plupart de revues et publications de son époque: Revue
des deux mondes, Illustration, Indépendance hellénique,
International revue (France), Diritto, Nuova Antologia, Rivista
europea, Neologos (Italie), Spectateur d'Orient, l'Espérance
(Athènes), Americano (Espagne), L'Indépendance belge
(Bruxelles), etc.
En 1873, Bartolomeo Cecchetti,
le traducteur en italien des œuvres de Dora d'Istria, rédige
une bibliographie qu'il présente en neuf sections, illustrant
en même temps l'étendue et la diversité de
ses préoccupations: histoire littéraire (poésie
populaire et portraits littéraires), problèmes religieux,
sociaux, politiques, artistiques, économie politique, histoire,
le féminisme, la vie orientale.
En 1932, Magda I. Nicolaescu dans
son ouvrage Dora d'Istria, reprend et complète
cette bibliographie et à notre tour nous avons encore rajouté
quelques titres, en vous présentant une Bibliographie
Incomplète de ses œuvres.
"Incomplète" puisque
mis à part des écrits qui manquent, il ne faut pas
oublier l'immense quantité de lettres trouvées et
pas trouvées ainsi que les nombreux manuscrits non publiés
ou en préparation au moment de sa disparition et qui sont
introuvables. On peut citer les 150 lettres adressées à
de Gubernatis (Bibliothèque de Florence) et les 75 à
Hugo von Meltzl (publiées par N. Iorga en 1932 et que vous
trouvez en annexe). Selon Liviu Bordas, le lendemain de son décès
le consul rus de Florence s'est présenté à
la Villa et a mis le scellé sur les caisses de manuscrits
et sur la bibliothèque. On suppose que tout est parti en
Russie.
Les titres
Dora d'Istria a été
membre de plusieurs Académies, Sociétés ou
Associations. La liste qui suit a été dressée
par Bartolomeo Ceccheti dans sa Préface à
la traduction du français en italien de Gli Albanesi
in Romania…(Florence, 1873) et reprise par Magda Nicolaescu
en 1932.
"La Principessa Dora D'Istria,
aggregata a molte Accademie d'Italia, Francia, Grecia, Turchia
europea, Asia minore, Austria,…" Evidement cette
liste est aussi incomplète, elle ne contient pas "l'après"
1873.
Dora d'istria n'a pas été
membre de l'Académie Roumaine.
Membre honoraire de la Société
Archéologique de Athènes - 28.mai 1860
Membre de la Société Géographique de
France – 19janvier 1866
Membre correspondante de l'Athénée de Venise
– 8 mars 1868
Membre honoraire de l'Accademia de Milano – 18
juin 1868
Membre honoraire de Minerva – Trieste
Membre honoraire de Syllogos – Athènes –
mai 1870
Présidente honoraire de Syllogos – Constantinople
– 8 août 1870
Présidente honoraire de Elicona – Smirna
(Asia) – 17 mars 1871
Membre émérite de Accademia Raffaello –
Urbino – 17décembre 1871
Membre de la Société pour le développement
du Théâtre en Italie – Florence –
21 janvier 1872
Vice-présidente honoraire de l'Association des femmes
grecques pour l'instruction des femmes – 11 septembre
1872
Membre de Accademia Quiriti – Roma – 1873
Membre honoraire de Accademia Pitagorica – Napoli
– 24 mai 1873
Membre de l'Académie Nationale de Lettres –
Barcelone
Membre de l'Institut Archéologique de Buenos Aires
– 30 mai 1873
Présidente d'honneur de Chark – Constantinople
– 20 avril 1873
Membre de Societa italiana per gli studi orientali –
9 novembre 1873
etc., etc.
… en Roumanie
Nicolae Iorga en 1932: "Dora
d'Istria ne doit pas être oubliée, comme l'a fait
tant de temps l'incapacité de plusieurs générations
de lire, comprendre et respecter une intelligence multilatérale,
orientée vers toutes les grandes questions du moment…
C'est vrai que, en écrivant dans des langues qui n'étaient
pas les siennes, la fille du Ban Mihail Ghica, ne pouvait pas
avoir dans son œuvre, si vaste, la vibration profonde des
mots par laquelle s'affirme un vrai écrivain … Mais
c'est étonnant combien de connaissances ont été
rassemblées dans l'esprit de cette exceptionnelle femme
et avec quelle facilité elle les pouvait faire sortir sur
le front chaque fois qu'il y avait une bataille à mener"
(préface à Dora d'Istria de Magda I. Nicolaescu).
Et Nicolae Iorga savait de quoi
il parle: même si Dora d'Istria était "…le
seul auteur roumain qui a réussi à se forger un
nom européen, dont les écrits occupent une place
d'honneur dans toutes les bibliothèques de l'Europe, publiques
ou privées" (Cesar Bolliac, Trompetta Carpatilor,
Bucarest, 22 iulie 1873) ses écrits n'ont jamais, ou presque,
occupé les rayonnages des bibliothèques roumaines.
Celui à qui on doit la seule
publication en Roumanie d'une partie des œuvres de Dora d'Istria
est le même Cesar Bolliac, l'ami et le
collaborateur de Mihai Ghica. Devant l'indifférence du
Ministère de l'Instruction Publique à qui il s'adresse
en premier, il s'adresse en 1873 à l'Euphorie des Hôpitaux
Civils dont l'Administrateur était Dimitrie Gr. Ghica,
cousin de l'auteure. Il reçoit une réponse positive
et les premiers deux volumes (d'un total estimé à
une dizaine) de Operile Domnei Dora d'Istria, un recueil
de plusieurs œuvres traduits en roumain par Grigore
Peretz, sont publiés en 1876-1877. La publication
s'arrête à cause de difficultés financières
et de la guerre. Elle n'a pas été reprise et les
manuscrits des traductions ont disparus peut-être pour toujours
"dans les tiroirs de l'Ephorie …" (le
manuscrit d'un troisième volume a été découvert
récemment par Georgeta Penelea Filitti qui s'occupe également
de sa publication). Malheureusement, même les volumes publiés
sont devenus très vite introuvables et aucune autre publication
n'a suivi.
Aucune œuvre n'étant
plus traduite en roumain, le siècle passé a été
ponctué par quelques actions ou articles à la mémoire
d'une gloire passée.
Vers 1898, un inconnu Cerc
de studii orientale lance un "Appel" (signé
V. Sabin et imprimé à Bucarest) pour une souscription
en vue de la réalisation d'un monument dédié
à Dora d'Istria. Pas de finalisation.
En 1926 l'Académie Roumaine
institue un prix de 8000 lei (offerts par la Princesse Alina Stirbei)
pour le meilleur écrit sur Dora d'Istria. Le prix n'a jamais
été décerné.
Parmi les rares écrits des
intellectuels roumains, on peut citer: Nicolae Iorga
(1932): Lettres de Dora d'Istria – 75 lettres adressées
à Hugo von Metzl de Cluj avec un court article sur l'auteure
(dans Revue Historique du Sud-Est Européen no.4-6/1932);
Ion Breazu: Dora d'Istria et Edgar Quinet
(Cluj, 1931); Magda I. Nicolaescu: "Dora
d'Istria" avec une préface de Nicolae Iorga (Ed.
Cartea Romaneasca, Bucarest,1932); Petre Ciureanu
publie en 1954 à Paris: Dora d'Istria une "micro
monographie", une des meilleures études sur Elena
Ghica. (Revue des études roumaines, Paris, II, 1954); Gheorghe
Pavelescu: "O ambasadoare a culturii romanesti:
Dora d'Istria" dans Tribuna, Cluj, 17/18 nov. 1938;
en 1974 extraits de D-na Dora d'Istria de Radu
Ionescu (1861) dans Scrieri alese, Minerva, Bucarest,
1974;
Elle a aussi eu droit à
quelques lignes dans des Dictionnaires et Encyclopédies:
Constantin Diaconovici Loga (Sibiu, 1900), Candrea et Adamescu
(Bucarest, 1931) ou Lucian Predescu (Bucarest, 1940).
… aujourd'hui
Depuis quelques décennies,
des traductions ou des études concernant Dora d'Istria
sont apparues en Serbie, Slovénie, Grèce et même
en Turquie; En Roumanie "… le dilettantisme dominant
a été enfin mis à l'écart par les
recherches des historiens comme Stefan Delureanu, Cornelia Bodea
et Georgeta Penelea-Filitti…Malheureusement, parmi les pays
de l'Europe occidentale seulement l'Italie participe à
la redécouverte de Dora d'Istria, même si au moins
la France ou la Suisse auraient des raisons tout aussi justifiées
pour le faire…"(Liviu Bordas, 2008)
Ainsi, les recherches de Luisa
Rossi, Giuseppe Monsagrati, Maria Corrias Corona et surtout Antonio
d'Alessandri montre l'intérêt des intellectuels
italiens pour l'œuvre de Dora d'Istria. La thèse de
doctorat de Antonio d'Alessandri (2006) à l'Université
Roma Tre a reçu le prix Spadolini-Nuova Antologia et a
été publiée en 2007 sous le titre: Il
pensiero e l'opera di Dora d'Istria fra Oriente Europeo e Italia.
C'est toujours à Antoni d'Alessandri qu'on doit l'organisation
du premier Seminario di studi – Dora d'Istria intellettuale
europea (1828-1888) qui a eu lieu à Florence le 30
mai 2008. Parmi les sept participants, le seul intellectuel roumain
présent a été Liviu Bordas
qui a présenté: "Dora d'Istria e Angelo
De Gubernatis: studiosi tra due Orienti".
|
|
Plaquette
de présentation du - Seminario di etudi - Dora
d'Istria - Florence, 30 mai 2008 |
Liviu Bordas et Antonio d'Alessandri
s'imposent comme les plus autorisés spécialistes
contemporains de l'œuvre de Elena Ghica - Dora d'Istria.
(les très documentés articles de Liviu Bordas vous
pouvez les consulter en annexe).
… l' Oubli
Elena Ghica - Dora d'Istria, est
décédée à Florence le 17 novembre
1888.
Elle a légué ses
avoirs en Roumanie à la mairie de Bucarest (exécuteur)
et à l'Ephorie des Hôpitaux Civils (fondation de
la famille Ghika jusqu'en 1948) et ceux d'Italie à la mairie
de Florence (exécuteur) et à la Società di
educazione e patronato pei sordo-muti. Même tardivement,
en 1908, une place de Florence a reçu le nom "Dora
d'Istria" (jusqu'en 1912, aujourd'hui elle est la Place
Isidoro del Lungo) et l'Ecole de surdo-muti à aménagé
dans une pièce (avec des livres et des objets appartenant
à Dora d'Istria) le Museo d'Istria (!?!), bien sûr
aujourd'hui disparu.
La mairie de Bucarest, la ville
natale de Dora d'Istria, n'a, ni dans le passé ni aujourd'hui,
trouvé un endroit pour placer ne serait-ce-que une plaque
au nom de son illustre représentante.
Mme. M.Q., "…italienne
qui habite Florence…", nous a contacté
en 2008 et, tout en s'excusant pour son français, nous
écrivait: "…je sais que la Commune de Florence
avait dédié une place de la ville à Dora
d’ Istria et après, en 1914, avait mis une plaque
dans la maison où elle a vécu. Mais en 1943 Florence
fut bombardée par l’aviation anglaise et américaine
et la maison fut détruite …Aujourd’hui à
Florence il n'y a ni une route, ni une place, ni une plaque qui
peut évoquer son œuvre et sa personnalité.
Je pense que la Commune de Florence doit mettre une plaque où
elle a vécu et alors j’ai fait une demande au maire
de Florence. Aujourd’hui je dois écrire une présentation
de Dora d'Istria pour faire une autre demande au maire…".
Nous n'avons pas osé lui
demander de faire la même chose, aussi, pour le maire de
Bucarest ….
On trouve sur le Net, à
Bucarest, sous le nom de "Dora d'Istria" non pas une
bibliothèque ou une maison d'édition mais …
un club touristique. Sans mettre en doute ses intentions, nous
espérons néanmoins que ce nom ne restera pas dans
la mémoire des futures générations comme
le premier Club Méditerranée de Roumanie
! Dans quel cas, mieux vaut l'oubli ….
Et parce qu'on y est : en 1904,
Mme. Marie Dronsart dans l'introduction de son livre
concernant des voyageuses célèbres de l'histoire,
fait une courte présentation des œuvres de Dora d'Istria
qui "…la mettent hors de pair comme voyageuse observatrice
et comme écrivain penseur." et ajoute: "Il
est une femme de qui l'on serait tenté de faire honneur
à l'Italie,…c'est Mme. Dora d'Istria, … mais
… on se heurterait assurément, en ce cas, aux réclamations
de la Roumanie, qui ne permettrait pas qu'on lui enlevât
une de ses gloires nationales."
Non, Madame, malheureusement vous
n'aurait rien risqué, même après un siècle
! La Roumanie a d'autres préoccupations que de s'occuper
de ses "gloires nationales".
… les Mystifications
Dans son article Dor de Dunare
si alte nostalgii cosmopolite (Observatorul Cultural 467/août
2008, Bucarest), Liviu Bordas signale l'apparition en 2006 de
A Biographical Dictionary of Women's Movements and Feminisms.
Central, Eastern, and South Eastern Europe, "volume
collectif publié en 2006 par Central European University,
en simultané à Budapesta et New York".
Dans cet ouvrage (présent
sur le Net numérisé par Google) à la page
158, et en tant que représentante de l'Albanie!, vous apprenez
que Elena Gjika (?), est un "Ecrivain roumain d'origine
albanaise, connu en Roumanie comme Elena Ghica …"
Les années de naissance et de décès (que
tout le monde connaît depuis plus d'un siècle) sont
incertaines, l'auteur albanais du texte (Z.D.) n'a pas encore
trouvé les dates exactes (voir les interrogations), et
pour le lieu de naissance il a le choix entre Bucarest ou Constantza
(!?), peut-être à cause de "Istria" (voir
plus haut notre commentaire sur le pseudonyme Dora d'Istria).
Mais pourquoi pas Parga, puisque l'auteur est sûr
que ce n'est pas en Roumanie (même très près
d'Albanie), puisque Dora d'Istria le dit elle-même dans
Les femmes en Orient (1859), dont l'auteur sort une citation
en la présentant: "Elena inclut une lettre à
une de ses amies dans laquelle elle écrit:…"
!?!. Mise à part la familiarité indécente,
le problème (pour l'auteur de la présentation) est
que tout le livre est une série de lettres écrites
à la première personne (style souvent utilisé
par Dora d'Istria) mais pas forcément autobiographiques.
Dans ce cas, la lettre en question intitulée "La
jeunesse d'une Albanaise" (la première du 1er
volume, Le livre premier – Les Roumaines), n'a
rien d'autobiographique et si l'auteur aurait continué
ne serait-ce que quelques lignes la citation, on aurait vu que
la jeune albanaise dit: "…Mes parents comme tous
leurs compatriotes [de Parga]… après s'être
réfugiés à Corfou, puis à Trieste,
ils traversèrent le royaume lombardo-vénitien, franchirent
le Bernardino et vinrent s'établir sur les bords du lac
de Zurich … Ma mère succomba la première,
en murmurant le nom bien-aimé de Parga, et mon père
ne tarda pas à la suivre au tombeau …"
(p.4). Il est évident que ni les lieux de refuge, ni l'itinéraire
de l'exil, ni les lieux de décès et ni même
"l'ordre" de décès des parents ne correspondent
pas avec le passé de Dora d'Istria, donc "La jeune
albanaise" qui parle ne peut pas être Dora
d'Istria !
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Faux et Manipulations concernant Dora d'Istria dans:
A Biographical Dictionary of Women's Movements and
Feminisms.... |
Et il n'est pas sans intérêt
de préciser que, dans les 3 pages de la biographie, c'est
la seule citation des œuvres de Dora d'Istria, c'est le seul
texte que l'auteur a trouvé significatif dans ses œuvres
pour illustrer le dévouement de Dora d'Istria pour la cause
des femmes !?!
En plus, est-ce-que l'auteur albanais
de la biographie a trouvé dans ses recherches un seul document
qui indique que le Prince Koltzoff-Massalski (qu'il mentionne
plus loin) a été marié à une Albanaise
ou qu'il a eu une épouse d'origine albanaise?
En conclusion : changer le nom,
insinuer des doutes sur la date et le lieu de naissance de Elena
Ghica, extraire une citation tronquée et la présentant
faussement comme un aveu autobiographique en suggérant
une origine albanaise à Elena Ghica est une manipulation
et une tentative de récupération inacceptables.
Mais ce qui est plus étonnant
encore est que, dans l'Index de l'ouvrage, sous " Roumanie"
(p.18-19) figurent neuf féministes roumaines mais Dora
d'Istria n'y a pas trouvé sa place (!), mais on la trouve
sous " Albanie"(!) (p.16) et que dans le collectif
de rédaction, le Country Coordonator pour la Roumanie
est Mme. M.B. – un nom avec la consonance 100% roumaine
– et qui, évidemment, a accepté que Dora d'Istria
ne soit pas Roumaine mais Albanaise !?!
Le problème qui se pose
n'est pas l'origine du premier Ghika arrivé en Roumanie
il y a 4 siècles (les historiens s'en occupent), ni l'appuis
apporté à la nation albanaise par Dora d'Istria
ou à la communauté albanaise de Roumanie par Albert
Ghika-Kefal trois siècles plus tard (ce qui ne peut être
que louable), mais les allégations concernant la soi-disant
origine albanaise de Elena Ghica - Dora d'Istria, permettant
ainsi de la positionner, injustement, sous "Albanie".
Dans l'Index de l'ouvrage (" Subjects
per Country* " p.16-20) sous "Albania" sont
quatre noms, dont le deuxième est: " Elena Gjika
(Dora d'Istria) (1828?-1888?)" ainsi que la précision
en bas de page (l'astérisque du titre):
" Cette liste est mentionnée seulement pour fournir
des indications aux lecteurs souhaitant localiser les états
actuels où les personnalités énumérées
ci-dessus étaient en activité ou identifier les
contextes de nationalisation/nationalité dans lesquels
leur organisation féministe et de femmes a fonctionné
…"
Il faut que les auteurs de l'ouvrage,
ainsi que les Country Coordonator concernés sachent
que, contrairement à ce qu'ils affirment à la page
16, non seulement Elena Gjika n'a pas existé, mais Dora
d'Istria n'a jamais vécu ou activé en Albanie !
A notre connaissance c'est le premier
ouvrage (et sous couverture de Central European University
!) où la Roumaine Elena Ghica est mentionnée
(en lui changeant le nom !) en tant que représentante de
l'Albanie et non pas de la Roumanie.
C'est pourquoi le choix des auteurs
de l'ouvrage et des Country Coordonator de cautionner
un faux si grossier nous étonne. Ils pourraient (s'ils
le voudraient) apporter les corrections qui s'imposent et nous
pensons qu'une mise au point est nécessaire pour que les
vérités historiques soient rétablies.
Et nous pensons également
que les autorités politico-culturelles roumaines doivent,
enfin, prendre position.
D'autant plus qu'en admettant des
mystifications de ce genre on ne peut pas non plus empêcher
leur exportation: dans l'état fantôme de l'Europe
existe une école avec "pignon" sur le Net: " Elena
Gjika School, UNICEF Pilot School, Pristina, Kosovo"
sous les auspices de l'UNICEF !?!.
Est-ce-que la Roumanie n'a pas
de représentants à Central European University
ou à UNICEF pour .... arrêter la casse
?
… épilogue
Notre document n'est qu'une brève
présentation de la vie et de l'œuvre de Dora d'Istria.
Devant l'oubli généralisé
(ou presque) en Roumanie et devant la récupération
en cours de son nom et de son image par des nations en manque
d'Histoire, nous pensons que la présence sur notre Site
de Elena Ghica - Dora d'Istria était nécessaire.
Nous avons préféré
utiliser surtout des citations extraites des écrits de
Dora d'Istria, de ceux qui l'ont connue et appréciée
ainsi que de ceux (très peu nombreux) qui aujourd'hui
essayent de faire renaître l'intérêt pour
son œuvre. Tous ces documents, y compris les œuvres
de Dora d'Istria, sont à votre disposition en intégralité
et en format .pdf (accès par l'icône attachée).
Et, pour paraphraser Liviu Bordas:
…si ces citations et extraits vont conduire les visiteurs
du Site à la lecture des œuvres ou des articles
d'où ils proviennent, alors un des buts de notre document
a été atteint.
Les auteurs du Site
août 2010
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